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R E G A R D E  L E S  H O M M E S  T O M B E R


crédit photo : David Fitt

Interview réalisée par Adel, le 15 janvier au Hellfest Corner, Paris.
 

Après quatre ans d’Exile, Regarde Les Hommes Tomber s’élève. Dans l’obscurité du Hellfest Corner, au cœur de Paris, Thomas et Tony nous préparent au nouveau chapitre de l’histoire du groupe.


Adel : merci de m’accorder ce petit moment, les gars ! Avec Ascension, vous poursuivez votre exploration de la fatalité de l’Homme, des Saintes Écritures, tous ces thèmes qui vous sont chers. Que s’est-il passé entre « Exile » et « Ascension » ?

Thomas (chant) : il y a eu un petit break, on va dire, un break qui a duré 4-5 mois. On avait besoin de se poser un petit peu parce qu’on avait beaucoup tourné sur « Exile ». On a arrêté de tourner fin 2017, et on a recommencé à écrire au printemps 2018.

Tony (guitare) : en fait, on n’est pas le genre de groupe qui arrive à écrire sur la route… donc on a eu besoin de digérer un peu ces années qu’on a eues après « Exile » et ne plus faire de concerts, on a pris la décision de ne plus faire de concerts. On a fait un seul concert pour le LADLO (= Les Acteurs de l’Ombre) Festival, mais sinon plus rien, pour se concentrer sur cet album-là qui nous a pris beaucoup de temps. C’était un sacré morceau à écrire mais en fait, tout s’est fait quasiment en un an : en un an on a composé et enregistré.

C’est bien que vous vous soyez coupés de la route. Non pas parce qu’on n’aurait pas aimé vous voir en concert, au contraire, mais pour le processus de création, ça a dû nourrir quelque chose de différent…

Tony : oui parce qu’en fait, c’est en deux temps différents. Comme on fait une musique assez narrative, atmosphérique, je pense que t’as envie de te retrouver au calme et retrouver une forme d’introspection, où tu es seul face à toi-même et à ton instrument. Il fallait qu’on retrouve ces conditions nécessaires pour se reposer, se retrouver entre nous, je suis revenu habiter à Nantes pour ça, et retrouver cette routine, répéter toutes les semaines. Avant, on ne répétait quasiment plus, on ne se voyait que pour les concerts. Donc, une fois que t’es là-dedans, je pense que si tu trouves la bonne formule, c’est parti ! C’était dur, mais ça a été relativement vite, il nous fallait une date et puis on a composé comme ça.

Quand vous avez sorti votre morceau « A New Order », il a commencé à y avoir des commentaires un peu ironiques sur le fait que le groupe s’appelle Regarde Les Hommes Tomber et que le nouvel album s’appelle « Ascension »… qu’est-ce qui vous a amenés à explorer cette thématique de l’ascension ?

Tony : justement, il y a quelque chose d’ironique… mais c’est ce que je trouve génial ! On n’a pas fait exprès d’appeler l’album « Ascension » par rapport au nom du groupe, mais on raconte à travers cet album une chute en devenir. C’est-à dire la tentation d’aller vers le pouvoir et, à la fin, d’échouer. C’est aussi pour ça qu’on a utilisé l’Oroboros, qui est un symbole qui nous est assez cher, parce que l’album se termine sur la phrase « Regarde les hommes tomber. » tandis que le premier morceau s’appelle « Ascension ». Et, en plus de ça, si tu veux, à travers le thème de la fatalité et tous les thèmes chrétiens qui sont chers à l’Europe, il y a aussi une forme de pensée révolutionnaire. Le feu que tu peux voir sur la pochette, il faut le voir aussi comme un feu intérieur, Regarde Les Hommes Tomber ça peut être interprété d’une manière différente, plus positive, parce que dans la Kabbale (la « Voie de la Main Gauche »), c’est un processus qui te permet, à travers la chute, de t’émanciper d’une figure divine paternaliste et oppressive. C’est pour ça qu’avec « Ascension », je voulais avoir quelque chose d’épique et qui ait de la gueule, qu’on ne soit pas dans un mode un peu « ouin ouin, on va tous crever… ». Je ne suis pas quelqu’un de nihiliste, on n’est pas un groupe nihiliste, il faut avoir foi en certaines valeurs et il faut être prêt à les explorer. Et le Black Metal, c’est aussi la transcendance, c’est aussi aller vers la solarité. Mais le final de l’album, c’est « Regarde les hommes tomber. », c’est une tragédie. C’est pour ça que certains ont rigolé du nom « Ascension », mais c’était fait exprès, c’est la verticalité. Tu montes pour échouer. Mais c’est un thème universel, chacun met ce qu’il veut derrière.

Cette sensation de chute que tu évoques sur la fin de l’album, je l’ai même eue dès le début, de m’élever avec l’intro et d’être en chute libre sur « A New Order »… est-ce que les fans ont l’habitude de partager avec vous leurs ressentis sur vos créations ?

Thomas : carrément ! Après ça reste de l’art donc finalement chacun a son ressenti par rapport à l’œuvre. Pour nous c’est intéressant parce qu’on a créé les morceaux car on les ressentait d’une certaine manière, mais tu peux avoir une interprétation différente de la nôtre. C’est le propre de l’art, finalement…

Tony : exactement, même tout ce que je viens de te raconter, c’est aussi ma propre interprétation. Avant tout, pour nous, la première chose n’est pas le verbe, c’est la musique. On fait la musique et après on construit tout ce qu’il y a autour, c’est notre musique qui nous inspire les thèmes qu’on va explorer. Comme le dit Thomas, c’est génial d’avoir des retours, on propose tout un univers par rapport à ce qui nous semble cohérent et après, chacun y met ce qu’il veut.

Qu’est-ce qui vous enthousiasme le plus dans la création d’un album ?

Thomas : repousser ses limites. Ce que je trouve intéressant c’est de sortir d’une zone de confort dans laquelle on peut parfois évoluer et s’en extirper pour tester des trucs auxquels on n’aurait jamais pensé. Tu vois il y a un peu de chant clair sur cet album, je n’aurais jamais pensé faire ça il y a encore trois ans et là, je teste et je trouve que ça marche bien, à mon sens. C’est dans l’idée de ne pas être limité.

Tony : et puis il y a aussi un challenge dans l’écriture d’un album. Souvent la musique telle qu’on la vit est très instinctive, on marche beaucoup aux accidents, que ce soit quand on compose de notre côté ou en répétition. Ce qui fait que c’est toujours grisant de se dire qu’un accident peut être gravé dans l’éternité à travers un album. Un album, c’est la photographie d’un groupe à un instant T, et nous, on n’est pas dans une posture super intellectuelle où tout est réfléchi, on laisse de la place à la spontanéité et aux erreurs. Tu as l’album, et après les concerts, mais les concerts c’est une autre phase. On va pas se mentir, le challenge c’est aussi de se dire que, quelquefois, t’as envie de jouer de nouveaux morceaux en concert mais là, on a eu l’opportunité de prendre le temps et d’écrire une nouvelle page du groupe. Ça sonne hyper cliché, je pense que c’est ce que tous les artistes disent, mais c’est important.

L’an dernier, The Great Old Ones a sorti un album qui s’appelle « Cosmicism ». J’ai de plus en plus l’impression qu’il y a une propension dans le Black Metal a puiser son inspiration… là-haut.

Thomas : à mon sens ça a toujours été le cas je pense…

Tony : le Black Metal pour moi c’est une musique spirituelle, il faut y croire pour le jouer. Il faut croire à quelque chose d’absolu, c’est « tous à genoux devant ce truc-là ». Ça rejoint ce que j’évoquais tout à l’heure, c’est pas une musique nihiliste, il faut croire en quelque chose, il faut avoir des valeurs et y croire. Je pense qu’on a tous cette envie d’absolution, en concert quand tu (Thomas) chantes, on sent que tu portes quelque chose… donc oui une quête du divin. Je pense.

Thomas : je pense que ça dépend de chacun. (rires) Chacun trouve le « divin » qui lui est propre, il y a pas un divin, il y en a sept milliards…

Tony : je ne sais pas… c’est compliqué, je ne suis sûr de rien. J’ai des amis qui m’impressionnent, qui sont très spirituels et sûrs de leurs idées. Moi je suis à la recherche quoi… Mais en tout cas ce qui me plaît, j’ai découvert ce en quoi croient certains chrétiens, qui considèrent que Dieu est un démiurge, ce qui correspond exactement à Regarde les Hommes Tomber. On utilise le dieu de l’Ancien Testament, qui est une pourriture, et je trouve ça intéressant de dire qu’en fait Dieu est le mal, et que le divin est disséminé, extrêmement fragile et à protéger. J’aime particulièrement aussi la Kabbale, c’est quelque chose d’émancipateur par rapport au divin et ça te permet de te remettre en question en tant qu’être humain. Sans suivre le précepte d’une église en particulier, c’est une quête spirituelle et individuelle je pense.

C’est là que la création peut être intéressante, et particulièrement dans le Black Metal, c’est aussi explorer et découvrir ses propres croyances.

Tony : oui c’est ça, je pense que c’est l’essence même de cette musique. Même si le Black Metal est extrêmement large… mais là tu vois j’ai vu un groupe qui m’a fait hurler de rire, qui disait que le Black ne pouvait pas être un exutoire. Alors que moi je le vois complètement comme ça et on a conçu cet album comme ça.

Thomas : on a foutu nos tripes dedans !

Tony : et eux, ils disaient que le Black ne pouvait être que la propagande de Satan, c’est à mourir de rire. Je comprends la posture, mais tu peux pas être sérieux, à la fin de l’interview ils y croyaient à fond et c’est ridicule. Peut-être qu’ils y croient… mais je n’y crois pas. Je ne crois pas qu’ils y croient. (rires)

J’ai l’impression que, par rapport au Black, il y a dans le Post-Black une forme de mélancolie. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Thomas : on n’a jamais clamé notre appartenance au post-black, ça nous a été attribué assez facilement je trouve. Mais tu as raison.

Tony : oui il y a de ça. Après, ce qui me gêne, c’est que comme il y a cette part de mélancolie dans le Post-black, on a tendance à penser qu’est du Black Metal un peu édulcoré. Parce qu’il ne faut pas se leurrer, dans le Black Metal il y a un côté négatif, mais dans Regarde les Hommes Tomber on a une vision extrêmement personnelle de cette musique et puis je trouve qu’on retrouve un côté un peu guerrier dans certaines mélodies, qui est propre à cette musique. Justement ça m’ennuie un peu les groupes très mélancoliques… parce qu’il y a un côté « Ouin ouin, je ne vais pas bien, bla-bla… » et je trouve qu’on vit dans une époque difficile et il faut un peu se battre pour réussir, pour survivre. Et je pense que c’est ce qu’il y a dans notre groupe. Après je parle mais je ne sais pas comment tu le vois… il y a comme de la lumière.

Thomas : Oui oui, il faut concevoir cette musique comme un clair-obscur. On essaie de couvrir un peu toute la palette des émotions humaines à notre manière. On le fait le plus humblement possible, on ne prétend pas dire quelle émotion ressentir à tel moment quoi. Ça dépend de l’interprétation de chacun. C’est pour ça qu’on est très narratifs, c’est une histoire.

Tony : ce sont des choses épiques, et puis quand tu les joues c’est transcendantal, il se passe vraiment quelque chose. Et c’est qu’on recherche dans la musique, c’est le frisson qu’on peut avoir en répétition.

Thomas : en live on ne fait pas semblant, on est vraiment dedans. On n’est pas dans une posture, quand on sort de là on est morts ! Mais c’est génial du coup parce que t’as l’impression d’avoir touché la grâce. Ça fait hyper cliché de dire ça mais c’est tellement vrai, putain ! (rires)

Quand le groupe a été formé, est-ce que le fond qui est venu avant le style ou le contraire ?

Tony : le verbe n’est pas le premier, c’est vraiment la musique. Et c’est l’autre guitariste (J.J.S.) qui a vraiment posé les fondations du groupe, qui a posé les bases des premiers morceaux. Et moi qui ai énormément composé pour cet album-là, j’ai dû m’inspirer de ce qu’il a fait avant pour respecter le canevas qui avait été défini. Je crois qu’à la base il voulait faire une musique très introspective, c’était sa vision des choses, un truc très personnel et sombre. Et après on a ouvert sur d’autres choses, avec la conjonction de nos individualités on va dire. C’est vraiment la musique avant tout, on fait des morceaux qui nous plaisent, avec lesquels on vit des choses et puis après on brode autour. Et on raconte ce que nous on s’imagine en jouant ces morceaux-là, c’est vraiment l’état d’esprit dans lequel on est. Après tu peux te dire « Je veux faire un groupe qui sonne ‘early Black années 80’ »… sauf que dans Regarde les Hommes Tomber on a la chance de jouer dans un groupe un peu académique, dans une scène très conservatrice, donc pas forcément bien vue. Mais c’est ça qui est cool en fait.

Thomas : et puis on écoute chacun de tout tu vois. On a des influences Black Metal mais pas que…

Au cours de votre carrière vous avez partagé l’affiche avec d’innombrables groupes exceptionnels et joué dans des festivals à la hauteur de votre talent… est-ce qu’il y a un groupe avec lequel vous n’avez jamais joué et avec lequel vous adoreriez jouer ?

Thomas : c’est marrant parce qu’on avait joué avec Behemoth en Lituanie sur un festival, et Nergal nous avait causé un petit peu. Il aimait beaucoup ce qu’on faisait, et c’est marrant, on était allé les voir en mode fanboys et il faisait « Ah c’est vous le groupe, j’aime bien ce que vous faites ! » etc… et puis il nous avait chopé des t-shirts, des CDs quoi. Et c’est vrai que tourner avec eux ce serait génial, on écoutait ça au lycée, voilà quoi.

Tony : Behemoth ce serait cool d’un point de vue global, ce serait cool pour le groupe parce que c’est un groupe énorme. Ce serait de grosses conditions, superbe exposition, etc… moi le groupe qui a chamboulé ma vie dans le Black Metal c’est Secret of the Moon, un groupe allemand. Moi je rêverais de jouer avec eux, même si maintenant ils sont partis dans une direction qui n’a rien à voir. Mais je voudrais jouer avec des groupes qui ont changé ma vision des choses, plus que de me dire « C’est super de jouer avec eux ! C’est une super exposition pour le groupe ! ». Je suis sûr que toi en kif perso t’aurais des idées aussi…

Thomas : oui bah… Type O Negative s’ils existaient encore. (rires) Mais bon ça va pas être hyper possible.

Tony : des petites invocations et c’est bon ! (rires)

« Regarde les Hommes Tomber » c’est le nom d’un film sorti en 1994, réalisé par Jacques Audiard, et dont la B.O a été réalisée par Alexandre Desplat. Si vous deviez réaliser un film sur votre univers, qui prendriez-vous pour la réalisation et pour la bande son ?

Thomas : Gaspard Noé !

Tony : pour la bande son aucune idée, je ne suis vraiment pas spécialiste…

Thomas : moi je verrais bien le claviériste d’Anorexia Nervosa, qui faisait des arrangements de fou, il y a un côté hyper Wagnérien ! Je suis un fan du groupe donc du coup voilà.

Tony : après, à la réalisation, notre batteur est un grand fan de Gaspard Noé. Quand on est partis en tournée, on avait regardé « Irréversible » et, le pauvre, il n’y avait pas de sous-titres… (rires) C’était rude ! Après, comme je t’ai dit, on n’est pas trop dans la crasse non plus. Ça dépend de l’interprétation de chacun mais je pense qu’il y a quelque chose d’assez lumineux dans ce qu’on fait, Gaspard Noé c’est plus la crasse tu vois. Quentin Dupieux pour un film complètement barré ! (rires) Je sais pas si t’as vu « Réalité », un truc dans ce genre-là. On se l’est maté quand on était en studio…

Jusqu’à quel point l’Homme peut-il tomber selon vous ?

Tony : je pense que tomber dans les tréfonds, ça permet de rebondir. Dans la Kabbale, il y a ce côté-là : tu vas célébrer la chute pour te retrouver et t’émanciper. C’est plutôt positif, c’est retrouver son intérieur.

Thomas : c’est quelque chose qu’on trouve partout dans la culture populaire d’ailleurs, dans « Fight Club », dans plein de choses… c’est un thème qui est partout. La chute aide justement au renouveau, il faut creuser le plus profond possible pour ensuite se relever, toucher le fond pour aller mieux. Après, on reste optimistes, tu vois, on estime qu’on ne peut pas aller plus bas que terre.

Tony : et puis, il y a cette idée de toucher au mal, tu vois. Encore une fois, ça dépend des croyances de chacun. Je pense qu’après cette chute, il y a la douleur mais… C’est un peu le couronnement du Sisyphe, Sisyphe qui porte sa pique, la couronne. On n’est pas forcément un groupe positif, mais c’est croire en l’absolution.

Ça vient de là « The Crowning » ?

Tony : alors, non, mais tu vois c’est marrant… c’est par rapport à l’histoire qui est racontée sur l’album.

Thomas : « The Crowning » c’est le couronnement de Lucifer au paradis, l’accession du mal au paradis. C’est le scénario de l’album quoi, et c’est au milieu de l’album, donc ça parle de ça.

Dernière question : si vous pouviez vous adresser au monde entier, qu’est-ce que vous diriez ?

Tony : putain je sais pas… écoutez Magma. (rires)

Thomas : et croyez en vous ! Surtout.

Ce sont deux excellents conseils ! Merci beaucoup les gars !


Adel



   

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